Fiche de lecture sur « Les nourritures terrestres » d’André Gide

nourritures terrestres

Biographie d’André Gide

C’est en 1869 et à Paris, par un mois de novembre pluvieux, que nait André Gide. Surprotégé par une mère anxieuse et sévère, ne trouvant réconfort qu’auprès de son père professeur de droit, son enfance est maladive et triste, bien que confortable. Ses parents sont protestants et respectent scrupuleusement une morale aussi austère que minutieuse. Le jeune André apprend le piano, fréquente l’École Alsacienne, et partage ses vacances entre le Calvados, dont est originaire sa mère, et les paysages colorés du Gard, où est né son père.

En 1880, alors qu’il n’a que 11 ans, le futur prix Nobel perd son père et se retrouve doublement sous l’emprise puritaine de sa mère. Le deuil est difficile, la scolarité en est perturbée. Juliette Gide, en mère attentionnée, le confie alors à un précepteur normand, puis auprès de son oncle, le célèbre économiste Charles Gide, à Montpellier. Mais André se sent différent, ne s’intègre pas, développe une maladie nerveuse et effectue de multiples cures. Il retrouve l’École Alsacienne deux ans plus tard, sans plus de succès : d’intenses migraines lui permettent de mettre fin à toute scolarité collective. Dès lors, il sera pris en charge par des professeurs particuliers, dont un M. Bauer qui lui fera découvrir les joies du journal intime, support capital dans l’œuvre de l’écrivain.

Lors d’un séjour dans la propriété rouennaise de sa famille maternelle, il s’éprend de sa cousine Madeleine. Cette première passion le conduira jusqu’au mariage, en 1895. De cette relation résulte une période mystique, entre 1885 et 1888, nourrie de lectures et d’échanges épistolaires avec sa cousine. André pratique l’ascétisme et entrevoit sa vocation d’écrivain. Il entre alors à l’institution Keller et rattrape rapidement son retard scolaire, ce qui lui permet de réintégrer l’Ecole Alsacienne en 1887, où il devient l’un des meilleurs élèves. Il y rencontre Pierre Louÿs, dont la même passion pour l’écriture scelle une amitié très forte.

Dans les années 1890, Gide rencontre Oscar Wilde, Maurice Barrès, fréquente les milieux symbolistes, devient l’ami de Paul Valéry et participe aux causeries littéraires qui ont lieu le mardi chez un certain Mallarmé. La littérature, l’écriture, la recherche intellectuelle, deviennent ses raisons de vivre, bien que son chaste amour envers Madeleine perdure. C’est pour elle qu’il écrit sa première œuvre, Les cahiers d’André Walter, prémisse du Journal qu’il tiendra tout au long de sa vie. L’ouvrage est publié à ses frais en 1891.

En 1893, âgé de 24 ans, Gide effectue en compagnie du peintre Paul Laurens un voyage en Afrique (Algérie, Tunisie) et en Italie qui change complètement sa vision du monde. Là, il découvre la sensualité, les joies subversives des amours homosexuelles, et se défait du carcan rigoriste de la morale protestante. Toute sa vie, l’écrivain oscillera entre une inextinguible soif de liberté et de sensualisme, et une mystique empreinte de protestantisme. C’est pourquoi il se mariera tout de même avec Madeleine, quelques mois après le décès de sa mère, en 1895, malgré ses aventures clandestines.

De ce voyage nait un ouvrage qui constituera une référence pour toute une génération : Les nourritures terrestres, publié en 1897. Malgré une structure peu classique, l’accueil est élogieux et marque le véritable début de la carrière de l’auteur. Il ne cessera désormais plus d’écrire, à la fois parce que le besoin en est impérieux, mais aussi pour « moraliser sa nature » : c’est dans ses propres récits que Gide cherche à comprendre la complexité de sa personnalité. Lors d’un nouveau séjour à Rome en 1898, l’auteur découvre Nietzche et y trouve l’écho de ses pensées intimes.

En 1902 parait l’Immoraliste, suivi en 1909 par La porte étroite. L’écrivain y explore l’individualisme, le renoncement, le sacrifice, dans ce mouvement de balancier entre ses envies et son éducation qui ne cessera de se resserrer. Toujours en 1909, il fonde la Nouvelle Revue Française (NRF), après avoir collaboré à La Revue Blanche. Jacques Copeau et Jean Schlumberger participent à ce qui deviendra une référence majeure dans le paysage intellectuel français. L’artiste vit désormais à Auteuil, dans une maison qui ne lui plait guère, pas plus qu’à son épouse. Il rédige Les Caves du Vatican (1914), sotie burlesque liée à la fin de son amitié avec Paul Claudel, qui n’est pas parvenu à le convertir au catholicisme.

Ayant été réformé, Gide ne participe pas à la Grande guerre, si ce n’est sous forme d’auxiliaire dans un foyer pour réfugiés français et belges des territoires envahis par les Allemands, le foyer franco-belge. Madeleine découvre en 1916 les mœurs pédérastes de son époux et le couple bat de l’aile. C’est alors que Gide rencontre Marc, un adolescent fils d’un ami de la famille (le pasteur Allegret). La passion l’enflamme, et ils voyagent beaucoup ensemble, notamment en Suisse (où se passera une partie du futur et unique roman de l’écrivain, Les Faux Monnayeurs) ainsi qu’en Angleterre. Madeleine brûle toutes les lettres de son mari, ce qui est pour l’auteur une épreuve douloureuse.

Dans La Symphonie pastorale, publié en 1919, Gide dévoile le mensonge envers soi-même qui parfois se cache sous de bonnes intentions. Malgré des critiques très favorables, Gide se sent incompris car la dimension ironique de son œuvre n’a pas été perçue. Une période de traductions et de conférences débute alors, qui permettra aux lecteurs français de découvrir notamment l’œuvre de Conrad, de Dostoïevski, de Blake, et de Pouchkine. Parallèlement, Gide publie son autobiographie, Si le grain ne meurt (1921). Son aventure avec Élisabeth Van Rysselberghe se solde par la naissance d’une fille illégitime, Catherine, en 1922.

1925 marque une nouvelle étape dans la vie de celui qu’on appellera « le contemporain capital ». Il effectue un voyage au Tchad et au Congo en compagnie de Marc Allégret, dont il rédigera le récit (Voyage au Congo, 1927 et Le Retour du Tchad, 1928), et publie son roman Les Faux-Monnayeurs. Gide est alors au sommet de son succès. L’année précédente, la parution de Corydon avait fait la lumière sur les fondements théoriques de l’homosexualité gidienne.

Par la suite, les écrits d’André Gide prendront une tournure différente : il ne cherchera plus exclusivement à explorer les méandres de la complexité humaine, mais se tournera vers des questions d’ordre social et politique, fortement marqué par ses voyages en Afrique noire. Il s’engage dans le parti communiste en 1932, mais le regrette et s’en dédie après un voyage en URSS (Retour de l’URSS, 1936). L’écrivain n’est plus tourmenté et en témoigne dans Les Nouvelles nourritures terrestres (1935), dans lequel il explique que le bonheur passe nécessairement par celui des autres.

En 1938, Madeleine décède et l’auteur tente de se justifier de son attitude envers elle dans Et nunc manet in te (1939). La fièvre créatrice s’est tarie et peu d’œuvres seront publiées, exception faite du célèbre Journal qui parait aux éditions de La Pléïade, ainsi que Thésée (1946), texte testamentaire dans lequel Gide se définit comme un écrivain à la « fonction d’inquiéteur ». Il quitte la NRF en 1941, car les participants se sont laissés entrainer dans la Collaboration par Drieu la Rochelle. Pendant la seconde guerre mondiale, l’écrivain est malade mais voyage encore beaucoup, entre la zone libre et l’Afrique du nord.

C’est en 1947 qu’André Gide reçoit le prestigieux prix Nobel de littérature, ainsi que le grade de Docteur honoris causa d’Oxford. Il meurt en 1951 d’une congestion pulmonaire, après avoir fait quelques explorations du côté du théâtre et du cinéma, ainsi que de nombreux entretiens radiophoniques. Il est inhumé au cimetière de Cuverville.

Présentation des Nourritures terrestres

La rédaction des Nourritures terrestres commence à Biskra (Tunisie), lors du premier grand voyage de Gide en Afrique du Nord et Italie. Là, il se libère en partie du carcan rigoriste imposé par sa mère, et découvre les joies de la sensualité. L’écrivain a relu Rimbaud, notamment le recueil des Illuminations, et il y puise la ferveur hédoniste qui parcoure son nouvel opus.

Les Nourritures terrestres parait d’abord par extraits, en janvier 1896, dans la revue l’Ermitage, sous le titre « Récit de Ménalque », du nom d’un des deux principaux personnages. Puis un tirage restreint (500 exemplaires) au Mercure de France permet au public et à la critique de découvrir l’œuvre en 1897, avant une édition à grand tirage chez Gallimard en 1917. Le succès du livre ne viendra qu’à partir de 1920, et deviendra l’hymne de toute une génération avide d’oublier les atrocités de la Grande guerre et de renouer avec des plaisirs simples. L’ouvrage est dédicacé à un ami de Gide, Maurice Quillot.

La structure éclectique, qui mêle notes de voyage, fragments de journal intime, dialogues fictionnels, dictionnaire poétique, rondes[1], est déroutante pour l’époque et témoigne de l’influence du mouvement symboliste. L’auteur/narrateur s’adresse à un certain Nathanaël, figure d’un lecteur universel.

Le thème principal de l’œuvre est la joie procurée par les sens. L’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher et le goût y sont célébrés en tant que puissants moyens d’accéder à la sublimation spirituelle. Dans un second temps, la ferveur qui parcoure les pages est poussée à son paroxysme par les joies mystiques de l’abstinence et de la frugalité. Cet ascétisme heureux conduit à la dépersonnalisation : « As-tu remarqué que dans ce livre il n’y avait personne ? Et même moi, je n’y suis rien que Vision » remarque le narrateur. La liberté totale, manifestée par l’injonction « Jette ce livre » dès le préambule, s’inscrit comme le fil rouge de ce roman initiatique.

Résumé des Nourritures terrestres

Premier livre

I

Introduction qui explique ce que le narrateur entend réussir auprès de Nathanaël, auquel il s’adresse : lui enseigner la ferveur, lui offrir le livre qui surpassera tous les autres.

II

Description d’une période de léthargie, durant laquelle le narrateur dort énormément, dans l’attente d’une renaissance, tel une chrysalide. Il voyage et rencontre le personnage de Ménalque.

III

Sur l’attente et le désir. « Nathanaël, que chaque attente, en toi, ne soit même pas un désir, mais simplement une disposition à l’accueil. Attends tout ce qui vient à toi ; mais ne désire que ce qui vient à toi ». Le narrateur explique que Dieu est en toute chose, qu’il est en soi le bonheur, et que celui-ci ne peut résider que dans l’instant présent.

Ronde sur les livres, dont il faut se libérer.

Second livre

Sur la nécessaire satisfaction des désirs. Glorification et amplification des émotions, qui doivent devenir « une ivresse ».

Ronde des belles preuves de l’existence de Dieu.

Le narrateur invite le lecteur à se libérer de la notion de péché, à jouir de tout sans culpabilité, car tout ce qui existe est une émanation divine.

Troisième livre

Sous la forme d’un journal intime, le narrateur évoque les différents endroits qu’il a traversés : la villa Borghese, l’Adriatique, la colline de Fiasole, Rome, Amalfi, lors d’un périple en Italie. Puis il s’arrête à Syracuse, à Tunis, à Malte. Il détaille aussi bien d’infimes sensations que quelques scènes anodines, vectrices de grandes joies, comme les jeux de lumière, les gestes d’un barbier, un clair de lune, les jardins de l’Alcazar à Séville, la végétation à Munich, Grenade ou Nîmes, ou encore une traversée maritime.

Quatrième livre

Le récit autobiographique de Ménalque. Celui-ci explique d’abord sa grande difficulté à faire des choix, ainsi que son insatiable désir de faire et de savoir. Puis il évoque un voyage dans le désert et son retour à la vie (« palingénésies merveilleuses ») lors d’un long vagabondage exalté. Il s’essaye ensuite au jeûne et en tire de puissantes ivresses. Ce périple lui permet de s’affranchir des injonctions familiales : « Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur ». Par la suite, avec un compagnon de route (Hilaire), il poursuit son périple en cherchant à « lasser ses désirs », mais sans jamais y parvenir. Il prône le non-attachement à une personne en particulier, préférant l’affection de l’amitié et de l’amour pour eux-mêmes. Les jeunes gens expérimentent ensuite la débauche dans plusieurs villes, avant une période de calme, durant laquelle Ménalque accumule les richesses matérielles et les apprentissages divers. A cinquante ans, il décide de tout vendre et se lance dans une période d’errances maritimes et terrestres, qui s’accompagne d’amours éphémères.

Ceux qui ont écouté le récit de Ménalque se lancent alors tour à tour dans plusieurs chants :

Ronde de la grenade, fruit loué pour sa saveur.

Ballade des plus célèbres amants

Ballade des biens immeubles

Ronde des maladies

Ronde de tous mes désirs

Cinquième livre

I

Tristesse d’automne en terres normandes

II

Voyage en diligence, qui évoque les affres et les joies de ces trajets, entre auberges, forêts odorantes, routes chaotiques et tendres rencontres. « Être me devenait étrangement voluptueux. J’eusse voulu goûter toutes les formes de la vie ».

III

La ferme. Description des joies sensuelles procurées par les granges, les greniers, la laiterie, l’étable, les arbres fruitiers, le pressoir, la distillerie, les remises.

Sixième livre

Dans ce chapitre, le narrateur s’extasie sur différentes sources et fontaines qu’il a pu découvrir durant ses voyages et établit un parallèle avec la satisfaction mystique de ses désirs. Ronde de ma soif étanchée. Il évoque ensuite différents lieux où il a pu dormir, ainsi que des demeures et des paysages entrevus par leurs fenêtres. Puis il s’attarde sur l’évocation des villes et de leurs joyeux cafés.

Septième livre

Toujours à la manière d’un journal intime, et tout en continuant inlassablement de s’adresser à Nathanaël, le narrateur raconte ses traversées maritimes et ses extases sensuelles en différents endroits, comme Blidah (« Fleur de Sahel »), Biskra, ou une oasis dans le désert. Il dresse un tableau chatoyant de la vie orientale.

Huitième livre

Dans ce dernier chapitre, le narrateur développe un éloge de la jeunesse et de ses plaisirs exaltés, puis il rend un vibrant hommage à Ménalque, dont l’influence a su le libérer de ses croyances limitantes.

Le livre se termine sur un « Hymne, en guise de conclusion » : une femme dévoile la leçon dont sont porteuses les étoiles.

Analyse de l’œuvre

Les raisons du succès

Lorsque paraissent les Nourritures terrestres, en 1897, le symbolisme bat son plein avec les Illuminations de Rimbaud ou la poésie hermétique de Mallarmé. André Gide a participé aux « mardi » de ce dernier, s’est imprégné des idées de ce mouvement qui place le poète comme un intermédiaire entre les hommes et le monde, pensé comme gorgé de mystères. Pour les symbolistes, dont l’école succède au Parnasse, il s’agit de rompre avec une représentation réaliste du monde, avec les certitudes matérialistes et scientifiques.  Gide partage la vision spirituelle des auteurs phares de ce mouvement (Baudelaire, Moréas, Huysmans, Verlaine, Jules Laforgue…), et son ouvrage s’en fait un écho retentissant. L’écrivain a relu les Illuminations de Rimbaud juste avant de commencer la rédaction des Nourritures terrestres : on en retrouve certains accents dans l’ouvrage de 1897, avec par exemple les évocations de ville, ou les détails minutieux qui mènent à l’extase.

C’est pendant sa convalescence de la tuberculose que Gide rédige l’ouvrage. Le lyrisme intense qui s’en dégage y trouve, selon l’auteur, son explication : « Les Nourritures terrestres sont le livre, sinon d’une maladie, du moins d’un convalescent, d’un guéri – de quelqu’un qui a été malade. Il y a, dans lyrisme même, l’excès de celui qui embrasse la vie comme quelque chose qu’il a failli perdre », écrit-il dans la préface de l’édition de 1927 (Gallimard).

Cependant la sortie du livre se solde par un échec. Il ne s’en vend que 500 exemplaires en dix ans. « Dans les bureaux du Mercure de France, la plaisanterie classique était de lancer aux visiteurs : « Vous ne voulez pas emporter quelques Nourritures ? Il y en a là qui se perdent. » relate George D Painter dans son Gide (éditions Mercure de France). Gide s’en justifie ainsi : « J’écrivais ce livre à un moment où la littérature sentait furieusement le factice et le renfermé ; où il me paraissait urgent de la faire à nouveau toucher terre et poser simplement sur le sol un pied nu. A quel point ce livre heurtait le goût du jour, c’est ce que laissa voir son insuccès total. Aucun critique n’en parla. » Proust publie en 1896 un article dans La Revue blanche intitulée « Contre l’obscurité » qui lance une pointe contre Mallarmé pour inviter les poètes à célébrer lyriquement le monde. Le 10 septembre de la même année, Gide exhorte Ruyters à « précipiter la littérature dans un abîme de sensualisme », c’est-à-dire à s’ouvrir au monde réel pour permettre au moi de s’épanouir.

Bien que partisan du symbolisme, Gide s’en écarte donc dans ce livre, non tant sur la forme (très proche de la poésie en prose), mais sur le fond : il ne cherche pas à révéler par des symboles quelques vérités de l’univers, mais glorifie la réalité la plus simple pour permettre au lecteur d’accéder à des joies aussi ineffables que très accessibles. Ce n’est pas dans l’air du temps et il faudra donc attendre 1927 (et une nouvelle édition) pour que l’ouvrage connaisse enfin le succès. Il exercera alors, et pendant une cinquantaine d’années, une influence majeure sur la jeunesse, dont il deviendra le livre de chevet. De Montherlant à Albert Camus, nombreux seront les auteurs qui en chanteront les louanges. « Bien avant que Gide lui-même eût con­firmé cette interprétation, j’appris à lire dans les Nourritures terrestres l’évangile de dénuement dont j’avais besoin » écrira Camus (Camus, Rencontres avec André Gide, publié d’abord dans l’Hommage de la N.R.F., novembre 1951, repris dans les OC, Pléiade, Gallimard, Paris, 1965). Le président Emmanuel Macron a, lui aussi, avoué qu’il s’agissait d’un de ses livres préférés, en le plaçant sur le bureau présidentiel pour son portrait officiel (2017).

Les thèmes principaux

Ce livre placé sous deux héritages opposés, l’Antiquité (Ménalque) et le Nouveau Testament (Nathanaël), met un accent profond sur la relation à autrui. Cette transmission de savoir passe clairement par une nouvelle vision de la vie qui doit cesser d’être purement intellectuelle « Nathanaël, il faut que tu brûles en toi tous les livres » (livre 1er) pour devenir d’abord sensible.

La connaissance passe par l’assouvissement de son désir de vie :

« Attends tout ce qui vient à toi ; mais ne désire que ce que tu as. Comprends qu’à chaque instant du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. Que ton désir soit de l’amour, et que ta possession soit amoureuse. Car qu’est-ce qu’un désir qui n’est pas efficace ? (…) place ton bonheur dans l’instant ». (livre 1er)

La liberté est au cœur du processus qui anime le narrateur aussi bien que son mentor, Ménalque. Il s’agit non seulement de s’affranchir de la connaissance purement intellectuelle, mais aussi du poids des injonctions familiales (« Familles, je vous hais ! ») et sociétales (« foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur », quatrième livre).

Dieu figure également en bonne place dans l’ouvrage, sous une forme panthéiste. On a d’ailleurs parlé « d’Evangiles panthéistes » à son propos. La divinité et la Nature se confondent, invitant l’Homme à atteindre son acmé dans la contemplation fervente des merveilles qu’elle offre, et dans leur expérimentation par les sens.

Le sensualisme tient une place centrale dans l’œuvre. Cette doctrine philosophique, développée en France par Condillac et Helvétius au XVIIIe siècle, postule que « penser, c’est sentir ». Gide va plus loin en montrant que sentir c’est accéder au bonheur et aux élans mystiques.

L’exaltation, enfin, est présentée comme une véritable esthétique de vie, qui conduit à comprendre la beauté du monde et à s’en satisfaire comme seule source honorable de bonheur.

Le mouvement littéraire de l’auteur

« Elever l’homme au-dessus de lui-même, le délivrer de sa pesanteur, l’aider à se surpasser, en l’exaltant, le rassurant, l’avertissant, le modérant, n’est-ce pas là le but secret de la Littérature ? » écrivait Gide dans Feuillets d’Automne (1949). Bien avant l’Existentialisme, l’écrivain avait déjà fait siennes quelques-unes des fondations de ce que deviendrait la littérature de la seconde moitié du XXe siècle.

Mais quand il écrit les Nourritures terrestres, les cénacles littéraires peinent à se trouver une identité, le Symbolisme ne livrant plus que quelques hoquets. Dans son ouvrage précédent, Paludes, Gide en a d’ailleurs fait une critique assez virulente, sous la forme d’une satire. On ne peut donc inscrire l’auteur dans aucun mouvement littéraire réel, à l’instar d’autres grands auteurs du début du XXe siècle, comme son ami Roger Martin du Gard, ou Proust.

Toutefois, l’ironie – pas toujours comprise – de Gide constitue une clef de lecture qui pourrait constituer le fil rouge de son œuvre. En effet, de Paludes aux Caves du Vatican, en passant par L’Immoraliste, La porte étroite ou son Journal, l’écrivain distille une critique acerbe de ses propres contradictions tout autant que de celles de son époque.

Gide sera considéré vers la fin de sa vie comme un écrivain engagé du fait de ses prises de position en faveur du communisme, relayées dans son Journal, puis de sa condamnation du régime stalinien après un voyage à Moscou (Le Retour d’URSS (1937), suivi des Retouches à mon Retour de l’U.R.S.S.

Par ailleurs, la Nouvelle Revue Française, qu’il fonde en 1909, deviendra la plus importante revue du XXe siècle, ainsi qu’une maison d’édition (Gallimard) prestigieuse, où les plus grands noms de notre patrimoine littéraire trouvèrent leur place (Sartre, Malraux, par exemple). Sans véritable étiquette, Gide compte donc parmi les écrivains de la Modernité, mais en tant que chef de file. C’est ce qui lui vaudra l’appellation de « Contemporain capital » (André Rouveyre).


[1] chanson

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.