Biographie
C’est en 1869 et à Paris, par un mois de novembre pluvieux, que nait André Gide. Surprotégé par une mère anxieuse et sévère, ne trouvant réconfort qu’auprès de son père professeur de droit, son enfance est maladive et triste, bien que confortable. Ses parents sont protestants et respectent scrupuleusement une morale aussi austère que minutieuse. Le jeune André apprend le piano, fréquente l’École Alsacienne, et partage ses vacances entre le Calvados, dont est originaire sa mère, et les paysages colorés du Gard, où est né son père.
En 1880, alors qu’il n’a que 11 ans, le futur prix Nobel perd son père et se retrouve doublement sous l’emprise puritaine de sa mère. Le deuil est difficile, la scolarité en est perturbée. Juliette Gide, en mère attentionnée, le confie alors à un précepteur normand, puis auprès de son oncle, le célèbre économiste Charles Gide, à Montpellier. Mais André se sent différent, ne s’intègre pas, développe une maladie nerveuse et effectue de multiples cures. Il retrouve l’École Alsacienne deux ans plus tard, sans plus de succès : d’intenses migraines lui permettent de mettre fin à toute scolarité collective. Dès lors, il sera pris en charge par des professeurs particuliers, dont un M. Bauer qui lui fera découvrir les joies du journal intime, support capital dans l’œuvre de l’écrivain.
Lors d’un séjour dans la propriété rouennaise de sa famille maternelle, il s’éprend de sa cousine Madeleine. Cette première passion le conduira jusqu’au mariage, en 1895. De cette relation résulte une période mystique, entre 1885 et 1888, nourrie de lectures et d’échanges épistolaires avec sa cousine. André pratique l’ascétisme et entrevoit sa vocation d’écrivain. Il entre alors à l’institution Keller et rattrape rapidement son retard scolaire, ce qui lui permet de réintégrer l’Ecole Alsacienne en 1887, où il devient l’un des meilleurs élèves. Il y rencontre Pierre Louÿs, dont la même passion pour l’écriture scelle une amitié très forte.
Dans les années 1890, Gide rencontre Oscar Wilde, Maurice Barrès, fréquente les milieux symbolistes, devient l’ami de Paul Valéry et participe aux causeries littéraires qui ont lieu le mardi chez un certain Mallarmé. La littérature, l’écriture, la recherche intellectuelle, deviennent ses raisons de vivre, bien que son chaste amour envers Madeleine perdure. C’est pour elle qu’il écrit sa première œuvre, Les cahiers d’André Walter, prémisse du Journal qu’il tiendra tout au long de sa vie. L’ouvrage est publié à ses frais en 1891.
En 1893, âgé de 24 ans, Gide effectue en compagnie du peintre Paul Laurens un voyage en Afrique (Algérie, Tunisie) et en Italie qui change complètement sa vision du monde. Là, il découvre la sensualité, les joies subversives des amours homosexuelles, et se défait du carcan rigoriste de la morale protestante. Toute sa vie, l’écrivain oscillera entre une inextinguible soif de liberté et de sensualisme, et une mystique empreinte de protestantisme. C’est pourquoi il se mariera tout de même avec Madeleine, quelques mois après le décès de sa mère, en 1895, malgré ses aventures clandestines.
De ce voyage nait un ouvrage qui constituera une référence pour toute une génération : Les nourritures terrestres, publié en 1897. Malgré une structure peu classique, l’accueil est élogieux et marque le véritable début de la carrière de l’auteur. Il ne cessera désormais plus d’écrire, à la fois parce que le besoin en est impérieux, mais aussi pour « moraliser sa nature » : c’est dans ses propres récits que Gide cherche à comprendre la complexité de sa personnalité. Lors d’un nouveau séjour à Rome en 1898, l’auteur découvre Nietzche et y trouve l’écho de ses pensées intimes.
En 1902 parait l’Immoraliste, suivi en 1909 par La porte étroite. L’écrivain y explore l’individualisme, le renoncement, le sacrifice, dans ce mouvement de balancier entre ses envies et son éducation qui ne cessera de se resserrer. Toujours en 1909, il fonde la Nouvelle Revue Française (NRF), après avoir collaboré à La Revue Blanche. Jacques Copeau et Jean Schlumberger participent à ce qui deviendra une référence majeure dans le paysage intellectuel français. L’artiste vit désormais à Auteuil, dans une maison qui ne lui plait guère, pas plus qu’à son épouse. Il rédige Les Caves du Vatican (1914), sotie burlesque liée à la fin de son amitié avec Paul Claudel, qui n’est pas parvenu à le convertir au catholicisme.
Ayant été réformé, Gide ne participe pas à la Grande guerre, si ce n’est sous forme d’auxiliaire dans un foyer pour réfugiés français et belges des territoires envahis par les Allemands, le foyer franco-belge. Madeleine découvre en 1916 les mœurs pédérastes de son époux et le couple bat de l’aile. C’est alors que Gide rencontre Marc, un adolescent fils d’un ami de la famille (le pasteur Allegret). La passion l’enflamme, et ils voyagent beaucoup ensemble, notamment en Suisse (où se passera une partie du futur et unique roman de l’écrivain, Les Faux Monnayeurs) ainsi qu’en Angleterre. Madeleine brûle toutes les lettres de son mari, ce qui est pour l’auteur une épreuve douloureuse.
Dans La Symphonie pastorale, publié en 1919, Gide dévoile le mensonge envers soi-même qui parfois se cache sous de bonnes intentions. Malgré des critiques très favorables, Gide se sent incompris car la dimension ironique de son œuvre n’a pas été perçue. Une période de traductions et de conférences débute alors, qui permettra aux lecteurs français de découvrir notamment l’œuvre de Conrad, de Dostoïevski, de Blake, et de Pouchkine. Parallèlement, Gide publie son autobiographie, Si le grain ne meurt (1921). Son aventure avec Élisabeth Van Rysselberghe se solde par la naissance d’une fille illégitime, Catherine, en 1922.
1925 marque une nouvelle étape dans la vie de celui qu’on appellera « le contemporain capital ». Il effectue un voyage au Tchad et au Congo en compagnie de Marc Allégret, dont il rédigera le récit (Voyage au Congo, 1927 et Le Retour du Tchad, 1928), et publie son roman Les Faux-Monnayeurs. Gide est alors au sommet de son succès. L’année précédente, la parution de Corydon avait fait la lumière sur les fondements théoriques de l’homosexualité gidienne.
Par la suite, les écrits d’André Gide prendront une tournure différente : il ne cherchera plus exclusivement à explorer les méandres de la complexité humaine, mais se tournera vers des questions d’ordre social et politique, fortement marqué par ses voyages en Afrique noire. Il s’engage dans le parti communiste en 1932, mais le regrette et s’en dédie après un voyage en URSS (Retour de l’URSS, 1936). L’écrivain n’est plus tourmenté et en témoigne dans Les Nouvelles nourritures terrestres (1935), dans lequel il explique que le bonheur passe nécessairement par celui des autres.
En 1938, Madeleine décède et l’auteur tente de se justifier de son attitude envers elle dans Et nunc manet in te (1939). La fièvre créatrice s’est tarie et peu d’œuvres seront publiées, exception faite du célèbre Journal qui parait aux éditions de La Pléïade, ainsi que Thésée (1946), texte testamentaire dans lequel Gide se définit comme un écrivain à la « fonction d’inquiéteur ». Il quitte la NRF en 1941, car les participants se sont laissés entrainer dans la Collaboration par Drieu la Rochelle. Pendant la seconde guerre mondiale, l’écrivain est malade mais voyage encore beaucoup, entre la zone libre et l’Afrique du nord.
C’est en 1947 qu’André Gide reçoit le prestigieux prix Nobel de littérature, ainsi que le grade de Docteur honoris causa d’Oxford. Il meurt en 1951 d’une congestion pulmonaire, après avoir fait quelques explorations du côté du théâtre et du cinéma, ainsi que de nombreux entretiens radiophoniques. Il est inhumé au cimetière de Cuverville.
Présentation de l’œuvre
Publié à 330 exemplaires (dans la fameuse collection bleue du Mercure de France) en mai 1902, une édition courante et plus volumineuse sera tirée en novembre de la même année chez le même éditeur.
Bien accueilli par la critique, « le livre, s’il ne conquit pas à Gide la grande notoriété que lui vaudraient plus tard La Porte étroite et Les Caves, consacra son originalité et sa maîtrise aux yeux du public lettré. C’est l’œuvre de sa maturité. Désormais c’est Gide lui-même qu’on appellera longtemps « L’Immoraliste » (Claude Martin, André Gide par lui-même, 1963).
L’Immoraliste est un récit[1] qui emprunte pour une large part à la vie personnelle d’André Gide. En effet, l’histoire relate l’union désastreuse d’un homme à l’éducation puritaine avec une femme dévouée, à laquelle il se marie par convention. Il découvre son homosexualité et les joies hédonistes suite à une grave maladie. Cela ne peut que faire écho au parcours personnel de l’auteur qui lui aussi fut déchiré entre son mariage de raison et ses appétits pédérastes[2], découvrit les bonheurs procurés par les sens après avoir failli mourir de la tuberculose, et délaissa son épouse.
Faisant suite aux Nourritures terrestres paru en 1897, l’Immoraliste en constitue une sorte de suite puisqu’on y retrouve le thème de la libération par les sens, ainsi que le personnage de Ménalque, initiateur inquiétant qui avait émancipé le narrateur des Nourritures, comme il le fait avec celui de Michel. Cependant, l’ouvrage constitue un contrepoint du précédent, car l’auteur y critique en filigrane le trop vif enthousiasme et la trop grande ardeur épicurienne du personnage de Michel.
Les thèmes abordés sont donc assez similaires à ceux des Nourritures terrestres : la libération d’une éducation trop puritaine grâce à la découverte d’une autre façon de vivre, beaucoup plus proche de la nature et de ses instincts profonds ; l’importance de l’amitié ; le voyage ; l’éthique.
Mais ce récit met en exergue le déchirement du personnage principal, Michel, confronté à la dichotomie entre ses aspirations et ce que lui dicte la morale qu’on lui a inculquée. Par son comportement égoïste et individualiste il précipitera la fin de son épouse, ce qui constitue de la part de l’auteur une condamnation sans appel de son attitude. Il s’agit donc d’une œuvre éminemment morale, ce que bon nombre de lecteurs et de critiques ne comprirent pas à l’époque de sa parution et par la suite. Le régime de Vichy accusa l’Immoraliste (non seulement l’ouvrage, mais l’auteur ainsi surnommé) d’avoir corrompu la jeunesse.
Enfin, il faut souligner que c’est dans ce récit que le style classique de Gide s’est révélé pour la première fois.
Résumé
PREMIERE PARTIE
Prologue et Chapitre 1
Une lettre au Président du Conseil ouvre le récit. Le scripteur y explique qu’il va rejoindre son ami Michel à Sidi b. M, en Algérie, avec deux autres amis de jeunesse, Denis et Daniel, à l’appel du premier.
Quand ils arrivent, Michel commence son récit après un repas frugal avec ses meilleurs amis. Il raconte d’abord sa jeunesse studieuse, la disparition de sa mère, sa relation essentiellement intellectuelle avec son père, les honneurs que son érudition lui vaut malgré son jeune âge. Il évoque ensuite la raison qui l’a poussé à épouser Marceline, une jeune fille qui l’indiffère : faire plaisir à son père mourant.
Le couple part en voyage sitôt après les noces, attristées des funérailles du père. La première étape est Tunis, puis Sousse. Michel y tombe malade de la tuberculose. Après avoir caché ses symptômes, il les annonce à son épouse et fait venir un médecin. Celui-ci se montre très pessimiste et Michel envisage donc sa mort prochaine. Mais Marceline ne renonce pas et l’entraîne à Biskra, en Algérie, pour qu’il y guérisse.
Chapitre 2
Michel est agonisant mais son épouse lui prodigue tant de soins et d’amour qu’il revient peu à peu à la vie. Un jour, pour divertir son mari, elle ramène un jeune algérien, Bachir. Michel tombe sous le charme de son éclatante jeunesse. Cependant sa maladie connait un regain.
Michel décide alors de mettre toute sa volonté au service de sa guérison et adopte une nouvelle hygiène de vie. Il refuse que Marceline prie pour lui.
Chapitre 3
Grâce aux exercices physiques auxquels il s’astreint, Michel retrouve des forces et surtout redécouvre son corps, auquel il prête désormais grande attention. Il est suffisamment vaillant pour effectuer quelques promenades, notamment au jardin public de la petite ville. Là, il s’émerveille de la compagnie des enfants.
Cependant la présence attentionnée de son épouse le gêne de plus en plus et il choisit de se passer de sa compagnie pour ses escapades, n’acceptant que celle de Bachir. Ses souvenirs d’enfance remontent à la surface et exaltent ses sensations nouvelles.
Chapitre 4
La santé de Michel ne cesse de s’améliorer, ce qui lui permet de découvrir avec Marceline les vergers de l’oasis, qui l’emplissent d’une grande joie. Michel goûte « l’exaltation des sens et de la chair », et ne peut plus se passer d’une visite quotidienne en ce lieu enchanteur.
Mais le froid s’installe avec l’hiver et le narrateur est contraint de rester à l’intérieur de sa demeure. Chaque jour, des enfants viennent lui rendre visite, dont un certain Moktir, qu’il n’apprécie pas particulièrement. Cependant, après que celui-ci ait volé une paire de ciseaux, Michel se prend d’affection pour lui et cache son larcin à Marceline.
Chapitre 5
Avec le printemps, le narrateur retrouve l’ensemble de ses forces et se trouve guéri. Reconnaissant, il décide de mieux aimer son épouse, qu’il a trop délaissée malgré un dévouement exemplaire.
Quand la chaleur devient trop intense, le couple se résout à quitter Biskra. La nuit qui précède le départ, ne trouvant pas le sommeil, Michel se rend sur la terrasse et est assailli par « le sentiment tragique de sa vie ». Pour retrouver la sérénité, il ouvre la Bible au hasard et tombe sur un passage de l’Évangile selon Saint Jean qui le laisse songeur.
Chapitre 6
Les époux rentrent en Europe en passant par Tunis, puis Syracuse. Ils arrivent en Italie. Là, Michel est horrifié de constater que son goût immodéré pour l’Histoire et les choses anciennes a totalement disparu. Il assimile désormais les vestiges à la mort.
Mais ce n’est pas la seule chose qui a changé en lui, et il se compare à un palimpseste, désireux de découvrir ce qui se cache sous le vernis de son érudition et de son éducation. Il sent poindre en lui une infinité de nouveautés mais ne peut encore les identifier. Le soleil et les bains de mer le fortifient.
Chapitre 7
Arrivé à Amalfi, Michel se fait raser la barbe pour mieux achever sa transformation physique. C’est un véritable choc car son visage nu lui semble aussi aisément lisible qu’un livre ouvert. Cela l’amène à s’essayer plus avant dans la dissimulation, à cacher à Marceline la métamorphose en cours. Malgré les tourments que ce manque d’honnêteté provoque en lui, Michel envisage aussi la chose comme un jeu.
Chapitre 8
Alors qu’il se rend à Positano sans son épouse (qui doit l’y rejoindre), Michel manque de perdre la vie à cause d’un cocher saoul et de son cheval paniqué. Il se trouve que c’est justement la voiture dans laquelle voyage Marceline. Après avoir évité l’accident, Michel parvient à venir au secours de sa femme, en maitrisant cheval et cocher. Ce tour de force physique l’emplit d’une ardeur nouvelle, qui l’entraîne jusqu’au désir de Marceline. Cette nuit-là, ils deviennent enfin amants.
Chapitre 9
Le couple s’installe pour quelques temps à Sorrente et file le parfait amour. Michel s’ennuie toutefois un peu, ce qui l’amène à se replonger dans des travaux historiques. Il s’intéresse plus particulièrement au roi Athalaric, jeune souverain régnant sur les Goths vers la fin de leur empire. Comme lui, le monarque s’était révolté contre une éducation trop stricte pour mieux goûter les plaisirs de la vie.
Poursuivant leur route vers Naples, le couple reçoit la lettre d’un collègue de Michel, qui lui apprend qu’une chaire s’est libérée au Collège de France. Las de leur périple qui dure depuis plus d’un an, et séduits par cette opportunité professionnelle, les époux tombent d’accord pour rentrer en France. Ils emménagent dans une propriété héritée de la mère de Michel, La Morinière, en Normandie.
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 1
Marceline et Michel font revivre la demeure longtemps inhabitée. La jeune femme est enceinte et son mari prépare ses cours pour la rentrée (on est en juillet). Il développe ce qu’il nomme une « science de la parfaite utilisation de soi par une intelligente contrainte », inspirée de son environnement si fécond. Avec Charles, le fils du vieux garde-forestier, il parcourt ses terres, réfléchit à une nouvelle organisation des fermes, s’investit dans l’apprentissage de cette nouvelle grammaire agricole. Il licencie deux fermiers qu’il trouve peu productifs.
Puis l’automne arrive et les époux rentrent à Paris.
Chapitre 2
Installée à Passy, le couple mène une existence luxueuse, assurée par les revenus des cours dispensés, ainsi que la prochaine parution d’un ouvrage et le rendement des fermes. Mais Michel ne se plait pas dans ce mode de vie, ne trouvant auprès de ses amis et collègues aucun écho à sa nouvelle vision des choses. Il en attribue la raison au fait que lui seul a frôlé la mort, et goûte la vie différemment depuis.
Cependant les retrouvailles avec Ménalque, qu’il n’appréciait guère autrefois, donnent un regain d’espoir au maitre de conférences, et ce malgré l’échec de son premier cours, dont la philosophie n’est pas comprise. Les deux hommes se trouvent plusieurs points communs. Ménalque a été instruit des mésaventures de Michel par Moktir, en Algérie.
Trois semaines plus tard, les deux comparses se retrouvent pour passer ensemble la dernière nuit avant le départ de Ménalque, qui doit effectuer une mission pour le Ministère des Colonies. Marceline est pourtant malade et son traitement comporte des risques pour l’enfant qu’elle porte. Mais Michel est irrésistiblement attiré par le mystérieux et fantasque aventurier.
Toute la nuit durant, Ménalque expose sa philosophie de vie, toute entière dédiée à l’instant présent et au nomadisme. Honteux d’entendre ainsi ses propres pensées intimes, Michel conçoit une véritable « haine » à l’encontre de ce qu’il qualifie de « joie cynique » chez son acolyte. Hélas, pendant cette même nuit, Marceline a fait une fausse couche.
La santé de Marceline ne cesse de décroitre : une phlébite puis une embolie l’emmènent presque jusque dans la tombe. Elle s’en remet mais difficilement et n’est plus que l’ombre d’elle-même.
Chapitre 3
Pour que Marceline puisse retrouver la santé, le couple quitte Paris et retourne à La Morinière, où Michel retrouve avec grande joie ses terres. Il apprécie davantage la compagnie des fermiers que celle de ses amis parisiens venus passer leurs vacances chez eux. Toutefois, il est déçu par le jeune Charles qui s’est trop embourgeoisé.
S’aventurant dans la forêt, Michel y rencontre des bûcherons et apprend d’un jeune garçon de ferme, Bute, toutes les turpitudes du marchand de bois, Heurtevent. Puis il se lie avec Alcide, le frère de Charles. Ensemble ils braconnent sur les propres terres de Michel. Quand il le découvre, Charles fait la leçon au propriétaire, qui se repend et préfère prendre la fuite.
Michel met la propriété en vente et rentre à Paris avec Marceline, qu’il espère aimer de nouveau, comme à Sorrente. Pour ce faire, dès la fin de l’été, il entraîne son épouse dans un second périple.
TROISIÈME PARTIE
Le couple arrive à Neuchâtel. Marceline est de nouveau très malade ; un médecin diagnostique une tuberculose et conseille de partir dans les hautes Alpes. Les époux se mettent donc en route pour la Suisse et posent leurs valises à Saint-Moritz. La jeune femme semble aller mieux, mais son mari s’ennuie énormément. A nouveau ses recherches historiques lui paraissent sans intérêt.
Il convainc Marceline de repartir en Italie, où le climat est plus favorable. Passant par Côme, Milan et Florence, le couple arrive enfin à Rome au printemps. Mais la santé de la jeune femme ne s’améliore pas, non plus que ses relations avec Michel. Même Sorrente ne parvient pas à rallumer la flamme de leur amour. Michel refuse de voir l’évidence et estime qu’il faut aller encore plus au sud. Ce sera donc Naples, Palerme, Syracuse… Plus ils descendent vers le sud, plus la chaleur invite Michel à se laisser aller à la débauche. La nuit, il vagabonde dans les rues et dilapide son argent pour encourager les vices de ses rencontres éphémères.
Sans égard pour la faiblesse de son épouse, Michel entraine celle-ci encore plus au sud, en Afrique, et arrive enfin à Biskra, destination qu’il chérissait secrètement. Enthousiaste à l’idée de retrouver les enfants qui l’avaient ramené à la vie, il est déçu de les voir si différents, devenus grands, laids, ou mariés. Seul Moktir recèle encore la fraîcheur qui l’avait tant séduit.
Avec ce dernier et Marceline, Michel poursuit sa fuite en avant, vers Touggourt. Là, l’état de Marceline empire encore. Cela n’empêche pas son mari d’aller avec Moktir dans un café, dont il ne revient que fort tard. A son retour, son épouse est agonisante puis décède.
Le récit de Michel s’achève ici. Retour dans le cadre présent, avec les amis d’enfance. Michel ne sait que faire, n’ayant plus la force de quoi que ce soit. « Arrachez-moi d’ici ; je ne puis le faire moi-même » les supplie-t-il.
Analyse de l’œuvre
Les raisons du succès
A sa sortie, L’Immoraliste fit scandale. L’hédonisme individualiste du héros, Michel, qui malgré une éducation hautement morale et une grande instruction se laisse aller à tous ses penchants les plus égoïstes, fut perçu comme une provocation. Pourtant, Gide écrit dans la préface : « Mais je n’ai voulu faire en ce livre non plus acte d’accusation qu’apologie, et me suis gardé de juger. Le public ne pardonne plus aujourd’hui que l’auteur, après l’action qu’il peint, ne se déclare pas pour ou contre. » C’est précisément cette absence de jugement qui choqua, car, dans cette première moitié du XXe siècle, le goût pour les jeunes éphèbes et l’individualisme n’étaient pas de bon aloi.
« Mais j’ai lu maint article et mainte lettre, entendu mainte conversation… Que de méprises, dans les opinions de lecteurs pourtant choisis ! Chez un public plus large, que d’erreurs sont possibles ! Je ne me flatte point de pouvoir toutes les prévenir. La faute en est d’abord au titre, théorique, doctrinal, et qui fait moins attendre un roman qu’une profession de foi. Ce titre convient bien au livre, en exprime le sens total. L’écarter alors qu’il s’offrait, c’eût été timidité vaine. Le choisir était dangereux, parce qu’il n’était pas vacant. Nietzsche a dit : « Nous autres immoralistes … » ; c’est assez pour qu’une aventure « immoraliste » apparaisse, jusqu’à plus ample informé, comme une illustration du Nietzschéisme. Mais pour naturel qu’il soit, ce malentendu ne durerait point, si plus de gens savaient lire, dans les lignes et entre les lignes, puis relire, puis réfléchir à leur lecture, corriger les impressions hâtives et retrouver après chaque écart le droit fil de la pensée. Trop de livres trop longs et trop vite écrits favorisent nos habitudes de lecture rapide et sommaire » explique MICHEL ARNAULD dans une critique du livre, paru dans la Revue blanche en novembre 1902.
Seule Lucie Delarue-Mardrus rédigea une critique qui défendait l’ouvrage : « Pour nous, nous ne voulons y voir qu’une suprême réticence, ayant compris, dès les premiers pas forcenés qu’il fait vers la liberté, que Michel n’est pas l’Immoraliste. Il n’est qu’un effort Vers l’immoralisme, ou plutôt, disons-le, il est l’éternel immoralisé, celui qui demande des leçons et des exemples à tout et à tous, même à des petits Arabes, même à de retors paysans et braconniers normands, ayant senti en eux une ignorante grossièreté qu’il prend pour de la belle barbarie, et qui le repose un moment de lui-même. Mais il ne se débarrassera jamais des rêts affreux de l’atavisme, de l’éducation, de l’habitude. Et, nous l’avouerons, nous aimons qu’il en soit ainsi. Nous aimons qu’il ne puisse prendre son vol, qu’il n’ait que brisé l’œuf, même en brisant du même coup Marceline. Nous aimons cette impuissance de l’individu qui ne peut détruire en lui la race pour retourner d’un bond à la barbarie première. Car il nous plaît que tout le parfum demeure sur ces mains délicates qui s’essayent aux calus. C’est la réticence- la Réticence ! -qui nous attache, toute la valeur du livre nous semble résider là-dedans, et, nous oserons le dire, toute la valeur de Gide » écrit-elle dans La Revue Blanche, le 15 juillet 1902.
Parmi les amis de l’auteur, seul Ghéon, auquel le récit est dédié, en fit un éloge dithyrambique. Tous les autres furent horrifiés, trouvèrent l’ouvrage « abominable » (Francis Jammes). Le public ne se montra pas moins hostile. En outre, Ghéon ayant révélé la teneur autobiographique du livre, Gide se vit soudain qualifié de pédéraste dans les cénacles littéraires et le « Tout-Paris », ce dont il se serait volontiers passé. Il ne pouvait plus dès lors que défendre une position qu’il eut préféré garder secrète. Il faudra attendre d’autres récits, notamment Isabelle (1908) et surtout Les Caves du Vatican (1914) pour que L’Immoraliste bénéficie des retombées de la nouvelle notoriété de l’auteur. Mais sa réputation sulfureuse continua de heurter, comme en témoigne Etienne Privaz, publiant en 1931 « Un malfaiteur : André Gide », où il qualifie ce dernier de «maître en décomposition sociale».
Parmi les influences les plus évidentes sur la philosophie incarnée par Michel, deux auteurs se distinguent nettement : Oscar Wilde, d’abord, dont la fréquentation a bouleversé Gide au point de le faire apparaitre à deux reprises (dans Les Nourritures terrestres, puis dans L’Immoraliste) dans ses récits, sous les traits de Ménalque. Nietzsche ensuite, dont la lecture assidue transparait dès Les Cahiers d’André Walter (1891). Gide, alors âgé de 22 ans, fait appel à la biographie de Nietzsche. Personnages et thèmes d’inspiration nietzschéenne surviennent dans la plupart de ses œuvres les plus significatives des années 1890, depuis le Voyage d’Urien (1893) jusqu’au Prométhée mal enchainé (1899). On retrouve dans cette filiation dans L’Immoraliste, à travers le thème de l’individualisme.
Les thèmes principaux
L’individualisme : cultiver sa différence, atteindre une liberté existentielle totale, ne conserver de la Culture que ce qu’elle peut engendrer d’élévation spirituelle, tels sont les objectifs que cherche à poursuivre Michel, le personnage principal.
La maladie et le corps : c’est après avoir failli mourir de la tuberculose que Michel comprend l’importance de la vie, dans sa plus simple expression. C’est le frôlement de la mort qui l’éveille aux sens et aux émerveillements épicuriens. La maladie agit donc comme un déclencheur et un révélateur. Elle permet de se reconnecter à son corps, de le chérir et de le fortifier (exercices physiques, bains de mer, soleil…). Mais la maladie est aussi un poids, un fardeau, particulièrement lorsqu’elle envahit le corps de l’Autre, ici Marceline. Elle n’est alors vécue que comme une aliénation qui freine l’épanouissement du bien-portant.
L’abnégation : à travers le personnage de Marceline, totalement dévouée à son époux et ne condamnant pas les dérives dont elle est pourtant la victime, le thème de l’abnégation est développé jusqu’à son aboutissement ultime, le sacrifice. Marceline va jusqu’à développer elle aussi une tuberculose pour rejoindre symboliquement son amant, perd l’enfant qu’elle porte car il est évident que Michel n’est pas prêt à assumer ses responsabilités paternelles, et meurt enfin, seule façon pour elle de donner à Michel la liberté absolue à laquelle il aspire tant.
La morale et l’éducation : tout au long du récit, Michel oscille entre ses devoirs, la morale conventionnelle qui lui a été inculquée, et ses aspirations épicuriennes. Il cherche à se libérer de la première pour mieux atteindre les secondes. Passant d’un extrême à l’autre quelquefois, il reste le plus souvent dans un entre-deux, dissimulant ses « vices » pour conserver l’apparence de celui qu’il devrait être, cultivant l’hypocrisie et y trouvant même un certain plaisir.
Le nomadisme : Ménalque chante les louanges du nomadisme à Michel, alors que celui-ci en a déjà goûté les joies lors d’un premier long voyage avec Marceline. La décision de partir à nouveau en voyage, dans une vaine tentative de renouer des liens solides avec son épouse, démontre que, dans l’esprit de Michel, le nomadisme et la joie sont associés. De la Normandie à Touggourt, en passant par la Suisse et de nombreuses villes d’Italie, chaque étape marque un tournant, un changement, une expérience qui contribue à forger le Surhomme qu’aspire à devenir le protagoniste.
Étude du mouvement littéraire de l’auteur
« Elever l’homme au-dessus de lui-même, le délivrer de sa pesanteur, l’aider à se surpasser, en l’exaltant, le rassurant, l’avertissant, le modérant, n’est-ce pas là le but secret de la Littérature ? » écrivait Gide dans Feuillets d’Automne (1949). Bien avant l’Existentialisme, l’écrivain avait déjà fait siennes quelques-unes des fondations de ce que deviendrait la littérature de la seconde moitié du XXe siècle.
Mais quand il écrit L’immoraliste, les cénacles littéraires peinent à se trouver une identité, le Symbolisme ne livrant plus que quelques hoquets. Dans un ouvrage précédent, Paludes, Gide en a d’ailleurs fait une critique assez virulente, sous la forme d’une satire. On ne peut donc inscrire l’auteur dans aucun mouvement littéraire réel, à l’instar d’autres grands auteurs du début du XXe siècle, comme son ami Roger Martin du Gard, ou Proust.
Toutefois, l’ironie – pas toujours comprise – de Gide constitue une clef de lecture qui pourrait constituer le fil rouge de son œuvre. En effet, de Paludes aux Caves du Vatican, en passant par L’Immoraliste, La porte étroite ou son Journal, l’écrivain distille une critique acerbe de ses propres contradictions tout autant que de celles de son époque.
Gide sera considéré vers la fin de sa vie comme un écrivain engagé du fait de ses prises de position en faveur du communisme, relayées dans son Journal, puis de sa condamnation du régime stalinien après un voyage à Moscou (Le Retour d’URSS (1937), suivi des Retouches à mon Retour de l’U.R.S.S.
Par ailleurs, la Nouvelle Revue Française, qu’il fonde en 1909, deviendra la plus importante revue du XXe siècle, ainsi qu’une maison d’édition (Gallimard) prestigieuse, où les plus grands noms de notre patrimoine littéraire trouvèrent leur place (Sartre, Malraux, par exemple). Sans véritable étiquette, Gide compte donc parmi les écrivains de la Modernité, mais en tant que chef de file. C’est ce qui lui vaudra l’appellation de « Contemporain capital » (André Rouveyre).
[1] Un « récit » et non un roman, d’après la dénomination voulue par l’auteur, et ce bien que l’ouvrage revête toutes les caractéristiques du roman.
[2] C’est ainsi que Gide se définissait lui-même, du fait d’une attirance charnelle exclusivement tournée vers les jeunes garçons, et sans autres rapports que des caresses échangées. A l’époque, la limite d’âge autorisée pour consentir à des relations sexuelles était 13 ans.