Etude d’un extrait de « Antigone » de Jean Anouilh

Antigone

La première version de Antigone est une pièce de théâtre qui date de l’Antiquité, écrite par le célèbre auteur grec Sophocle. Plusieurs siècles plus tard, l’écrivain et dramaturge Jean Anouilh a livré une version moderne de cette tragédie classique. Publiée juste après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, cette pièce de théâtre sonne comme un avertissement : savoir dire non devant des lois injustes et arbitraires est une nécessité pour rester digne.

Antigone : le symbole de la confrontation

La pièce de Jean Anouilh est une réécriture de la pièce de Sophocle. Elle reprend beaucoup d’éléments de l’antique tragédie, mais est représentée en costumes contemporains et se passe sous l’Occupation allemande, en 1944. Il n’y a pas mention d’actes, ni de scènes.

Résumé de la pièce : pour obéir aux lois divines, la jeune Antigone doit enterrer son frère Polynice, mort au combat pendant le siège de la ville de Thèbes. Mais son oncle Créon, qui dirige la cité, a interdit les funérailles : Polynice s’est en effet rebellé contre son frère qui régnait et est considéré comme un traître à la patrie. Si elle transgresse cet interdit et offre une sépulture à son frère, Antigone encoure la peine de mort. Elle le sait mais le fait quand même et enterre son frère. Fiancée à Hémon, la jeune fille lui annonce qu’elle ne pourra pas l’épouser puisqu’elle va devoir mourir pour avoir désobéi à la loi de Créon. Personne n’a pu la dissuader. Créon essaye de la convaincre d’étouffer l’affaire mais Antigone refuse : elle veut assumer aux yeux du monde sa désobéissance. Le fade bonheur que lui propose son oncle ne vaut pas la peine de se renier, selon elle. Elle est alors emmurée vivante dans une caverne et elle se suicide. Peu après son fiancé Hémon, fils de Créon, en fait autant.

La pièce présente la confrontation entre Antigone, pour qui la vie ne vaut d’être vécue si l’on renonce à nos valeurs, et Créon, qui prône le compromis entre nos convictions et les lois de la société.

La pièce montre une opposition entre une héroïne pure et noble, Antigone, qui refuse le compromis, et des êtres faibles (Ismène, Hémon) ou dévoués au pouvoir (Créon) qui veulent empêcher cette héroïne d’accomplir son destin.

Etude d’un extrait : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur »

CRÉON : […] Tu l’apprendras toi aussi , trop tard, la vie c’est un livre qu’on aime, c’est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c’est la
consolation dérisoire de vieillir, la vie, ce n’est peut-être tout de même que le bonheur !
ANTIGONE, murmure, le regard perdu : Le bonheur …
CRÉON, a un peu honte soudain : Un pauvre mot, hein ?
ANTIGONE, doucement : Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-telle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?
CRÉON, hausse les épaules : Tu es folle, tais-toi.
ANTIGONE : Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m’y prendrai, moi aussi, pour être heureuse ? Tout de suite, puisque c’est tout de suite qu’il faut choisir. Vous dites que c’est si beau la vie. Je veux savoir comment je m’y prendrai pour vivre.
CRÉON : Tu aimes Hémon ?
ANTIGONE : Oui, j’aime Hémon. J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s’il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de
cinq minutes, s’il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu’il sache pourquoi, s’il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s’il doit apprendre à dire « oui » , lui aussi, alors je n’aime plus Hémon.
CRÉON : Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE : Si je sais ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout
d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.
CRÉON, la secoue : Te tairas-tu, enfin ?
ANTIGONE : Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j’ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.
CRÉON : Le tien et le mien, oui, imbécile !
ANTIGONE : Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier,- ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir.

Dans cet extrait, Antigone et Créon s’affrontent sur la question du bonheur. Pour Créon, la vie mérite d’être vécue pour savourer de petites joies telles que « un enfant qui joue à vos pieds« , « un banc pour se reposer« , c’est à dire des instants fugitifs de contentement. Mais Antigone n’est pas de cet avis : pour elle, le bonheur ne peut pas se réduire à des instants, à des joies fugaces. Elle ne conçoit pas le bonheur comme parcellaire, fragmenté, mais comme quelque chose d’entier, d’absolu. Si elle doit transgresser ses propres valeurs, alors elle ne peut pas être heureuse : « Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?« . Pour Antigone, l’état de bonheur ne peut pas s’accompagner de compromissions (Fait d’exposer quelqu’un, de s’exposer à un préjudice moral ou d’engager sa réputation dans une affaire douteuse ; arrangement conclu par lâcheté ou intérêt – dictionnaire Larousse). Pour Antigone, le bonheur c’est l’intégrité, le fait de rester fidèle à soi-même, à ses valeurs, en toutes circonstances.

Deux cadres de pensée différents : la morale et le pouvoir

Créon révèle qu’il est touché par ce qu’elle dit quand il déclare « Tu es folle, tais-toi« . Il n’a pas d’argument à opposer à ce qu’explique sa nièce. Son impératif « tais-toi » indique qu’il préfère ne pas entendre cette vérité, car elle le dérange : Créon reconnait ainsi implicitement qu’Antigone a raison. Il évoque la folie (« tu es folle ») car si tout le monde raisonnait comme la jeune fille, alors l’exercice du pouvoir serait très différent, et peut-être même impossible. En effet, celui ou celle qui exerce le pouvoir ne peut pas se fonder uniquement sur ses propres valeurs, car celles-ci vont parfois à l’encontre de l’intérêt de certaines parties importantes ou influentes de la population. Dans le cas présent, si Créon avait accepté que Polynice ait des funérailles dignes, il aurait ainsi montré que ceux qui s’élevaient contre l’ordre établi pouvaient le faire sans craindre quoi que ce soit, ce qui aurait sapé son pouvoir. La condamnation à mort de toute personne honorant ce « traitre à la nation » est une façon de faire régner l’ordre à Thèbes, de décourager ceux qui voudraient s’emparer du pouvoir sans légitimité pour ce faire. Antigone argumente en fonction de la morale (religieuse notamment), tandis que Créon se fonde sur l’exercice pragmatique du pouvoir, pas toujours très moral. C’est pourquoi il considère que le raisonnement de la jeune femme s’apparente à de la folie : ils n’ont pas le même cadre de pensée.

Créon demande à trois reprises à Antigone de se taire, ce qui constitue l’essentiel de ses répliques. Cette répétition montre l’intensité de son malaise, parce qu’il est lui-même sans doute pétri de culpabilité : il sait qu’il a un comportement amoral et cela lui pèse. Mais il l’accepte comme « un mal nécessaire » dans l’exercice du pouvoir. Il fait un compromis avec lui-même en acceptant de renier ses propres valeurs pour adopter celles qui sont nécessaires à l’exercice du pouvoir. Antigone le lui rappelle avec sa volonté de rester intègre envers et contre tout, et c’est douloureux pour le vieil homme. Il reconnait implicitement qu’il n’est pas heureux en se reniant ainsi, et donc que sa version du bonheur fait de petites choses est peu convaincante. C’est pour cela qu’il demande à Antigone de se taire : ce qu’elle dit le renvoie à son propre malheur, et ça lui est insupportable.

Une réflexion sur l’amour dans Antigone

Pour tenter d’échapper à cette situation très inconfortable, Créon essaye de changer de sujet, afin d’argumenter à partir d’un nouvel angle, l’amour. « Tu aimes Hémon ? » demande-t-il à Antigone. Il espère que la jeune fille acceptera de vivre pour profiter du bonheur qu’elle peut expérimenter avec Hémon, fils de Créon. Mais la jeune fille ne se laisse pas détourner de son idée : elle la poursuit en invoquant l’intégrité d’Hémon, « J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi ». Les adjectifs « exigeant » et « fidèle » indiquent qu’elle aime le jeune homme parce qu’il partage ses valeurs d’exigence envers elle-même et de fidélité à ce qu’il est, c’est à dire d’intégrité.

Dans la suite de sa réplique, elle émet cependant des réserves. « si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure » signifie qu’elle craint que la vision des choses de Créon ne déteigne sur son fils et qu’il change pour accepter, lui aussi, des compromissions. De plus, elle dépeint un amour passion qui se doit d’être entier et ne peut se satisfaire de petits bonheurs éphémères. Elle le résume dans la phrase « s’il doit apprendre à dire « oui » , lui aussi, alors je n’aime plus Hémon« . Antigone est en effet « celle qui dit non », celle qui oppose un refus aux règles établies, parce qu’elles ne sont pas morales.

Une confrontation entre la jeunesse et la vieillesse

Dans la suite de cette scène, Antigone oppose la jeunesse d’Hémon – et la sienne – à la vieillesse de Créon. « Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre » dit-elle. Les rides et le ventre sont les attributs physiques de la vieillesse, tandis que la sagesse en est l’attribut mental.

Antigone, parce qu’elle est jeune, est idéaliste et n’a pas encore appris à se plier aux exigences de la vie en société. Elle n’a pas eu à vivre les renoncements qui accompagnent toute existence qui se prolonge. Elle peut encore penser qu’il est possible de vivre en accord avec ses idées et ses valeurs parce que, devant sa première expérience de compromis, elle n’a pas cédé. Quand elle dit « je vous parle de trop loin maintenant », elle signifie par là que Créon a oublié la vigueur et la tendance idéaliste de la jeunesse, qu’il a lui-même vécu trop de compromis, a renoncé à trop de choses, pour être capable de se souvenir de ce qu’est la volonté absolue d’intégrité des personnes jeunes. Il vit en quelque sorte dans un autre monde, dans un autre cadre théorique.

Deux visions différentes de la fatalité

Puis Antigone se moque de lui parce qu’elle pense ensuite qu’il a toujours été vieux en quelque sorte : « Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout« . La jeune fille se place en position de supériorité car elle se montre plus lucide que son vieil oncle, qui croit « qu’on peut tout », c’est à dire concilier des choses inconciliables, comme le bonheur et l’intégrité. Créon est celui qui porte son destin comme un poids (« le même air d’impuissance »), comme s’il n’avait pas le choix, alors que pour Antigone le choix est toujours possible, y compris le choix de mourir.

Tous deux font leur devoir : Créon assume les charges qui lui incombent en subissant leurs inconvénients (voir le Prologue), en faisant des compromis avec son propre bonheur, ses propres valeurs. Il n’est donc pas heureux mais estime que faire son devoir implique cette absence de bonheur et qu’il doit l’accepter. Pour Antigone, enterrer son frère est également un devoir qu’elle accepte d’honorer en assumant les conséquences. Mais, à la différence de Créon, elle le fait sans se renier, et c’est précisément ce qui la rend heureuse et lui permet d’accepter de mourir. Tous les deux sont soumis à la fatalité liée au devoir qu’ils doivent honorer, mais le vieil homme subit cette fatalité, tandis qu’Antigone l’accepte et la fait sienne.

Une héroïne en quête d’absolu

Dans sa dernière tirade, après avoir montré à Créon qu’elle n’est pas dupe de ses injonctions à se taire, Antigone s’écrie : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte« . Le « vous » désigne sa sœur Ismène, ainsi qu’Hémon et sa nourrice, qui tous ont essayé de la faire changer d’avis, puis d’étouffer l’affaire pour ne pas avoir à mourir. Elle est « dégoûtée » car aucun n’a son courage, ni son intégrité. Tous sont prêts à sacrifier ce qu’ils sont pour vivre, quitte à se contenter de miettes de bonheur, ce qu’elle désigne par « un petit morceau si j’ai été bien sage« . Elle les méprise et le signale par une comparaison dépréciative, « on dirait des chiens » et l’adjectif « petite chance » qui souligne leur médiocrité.

Elle se définit ensuite par opposition à eux « Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier« . La mise en exergue du pronom « Moi » ( répété une seconde fois dans « Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage) montre cette opposition, mais aussi le fait qu’elle agit selon ses propres lois, et non celles de la société. On retrouve la notion d’intégrité avec l’adjectif « entier » qui rappelle à quel point Antigone est hostile aux compromis que lui propose son oncle. Elle est impatiente (tout de suite) et en quête d’absolu (je veux tout). Ce pronom indéfini « tout » indique qu’elle souhaite expérimenter l’absolu dans tous les domaines, et pas seulement à l’occasion de la mort de son frère Polynice.

Mais Antigone sait bien que sa position n’est pas tenable et qu’elle ne pourra pas vivre en restant toujours aussi absolutiste. Elle sait pertinemment que la vie en société exige des renoncements, des compromis, des sacrifices sur l’autel de l’honnêteté, de la droiture, de l’intégrité. Elle sait que sa vision est illusoire et propre à l’immaturité : « Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir. » La vie d’adulte ne peut être aussi belle que quand elle était petite et qu’elle se nourrissait d’illusions, car avancer dans l’existence implique de perdre de telles illusions. Accepter de vivre, c’est accepter la réalité du monde, qui n’est pas aussi beau que celui des idées. C’est pourquoi elle n’a d’autre choix que de mourir si elle veut rester fidèle à cette vision des choses.

Cette scène capitale de la pièce de Jean Anouilh met en évidence une personnalité entière et passionnée, qui préfère renoncer à la vie plutôt que de devoir composer avec la réalité, médiocre et forcément décevante. Antigone est donc une héroïne ambiguë car il apparait que ce n’est pas tant pour honorer son frère qu’elle a décidé de l’enterrer envers et contre tout, mais aussi parce que, plus profondément, elle n’accepte pas les règles de la vie en société. Elle a certes le courage de ses convictions, mais n’a pas le courage d’affronter un monde qui n’est pas celui, idéal, de son enfance pleine d’illusions.

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